Dans
la presse
Thierry
Guichard, Le Matricule
des Anges, n° 69 janvier
2006
L’horreur
passée en revue
En deux livraisons,
la revue Quasimodo explore
les atrocités des guerres
à travers le prisme
du corps. Dénonciatrice
implacable, la revue pratique
l’autopsie précise
de nos rêves d’humanisme.
Il devrait être
recommandé de ne pas
lire les deux volumes de la
revue Quasimodo consacrés
aux «Corps en guerre
» d’une seule
traite. Le lecteur boulimique
s’exposerait aux cauchemars,
à la nausée,
et probablement à la
paranoïa. C’est
que la revue, spécialiste
de l’étude du
corps dans nos sociétés,
ne nous épargne rien
des horreurs commises pendant
les conflits, anciens ou récents
: meurtres, viols, tortures,
massacres, génocides.
Ni des stratégies,
des politiques d’extermination
et des pratiques scientifiques
qui visent à éliminer,
détruire, saccager.
Quasimodo n’explore
pas seulement l’imagerie
populaire du corps de l’ennemi,
du soldat, du disparu. Sous
la direction de Frédéric
Baillette (enseignant dans
le civil), la revue multiplie
réflexions et informations
sur l’utilisation, la
négation, l’élimination,
la transformation des corps
avant pendant ou après
une guerre. Appuyées
par une iconographie foisonnante
due pour une bonne part à
la production artistique récente,
les contributions abordent
l’Histoire, la sociologie,
la philosophie, la politique,
la psychologie. Et, surtout,
l’information. Ce travail,
titanesque, devrait être
donné en exemple à
tous ceux qui veulent faire
métier de journaliste,
à ceux qui prétendent
penser l’influence des
médias, à ceux,
enfin, qui ne se contentent
pas des communiqués
ou des silences officiels.
Il y a quelque chose de Michaël
Moore dans les articles de
Frédéric Baillette,
la légèreté
en moins, l’implacable
rigueur en plus. Quasimodo
rétablit des vérités
que la vulgate avait tendance
à oublier. Ou à
ignorer…
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Documenté
en diable, le directeur de
la publication propose une
énumération
des armes utilisées
pour détruire, en priorité,
les populations civiles et
plus souvent les enfants.
Armes terribles dans ce qu’elles
sont : telles la BLU-28B,
la plus grosse bombe conventionnelle,
utilisée par les Américains
contre les Irakiens et les
Talibans : « Conçue
pour exploser à un
mètre du sol, afin
de minimiser l’effet
cratère et de maximaliser
l’effet de souffle,
elle génère
une surpression de 50 à
700 tonnes par mètre
carré autour du point
d’impact ».
Armes terribles
par ce qu’elles disent
de ceux qui les conçoivent
et les emploient : l’éreintage
de l’Irak, programmé
sous Bush 1er, se traduisit
par la première guerre
d’Irak., tellement plus
meurtrière que ce qu’on
en a dit, se poursuivit avec
l’embargo dont les conséquences
étaient prévues
par la Defense Intelligence
Agency : « Le document
envisageait le délabrement
attendu de l’état
de santé de la population
dans les deux, trois mois
suivants, déclinant
cyniquement, par « ordre
décroissant »,
les « infections les
plus probables : diarrhées
aiguës (particulièrement
chez les enfants) ; maladies
respiratoires aiguës
(influenza) ; typhoïde,
hépatite A (particulièrement
chez les enfants) ; rougeole,
diphtérie et coqueluche
(particulièrement chez
les enfants) ; méningite,
incluant méningite
cérébro-spinale
(particulièrement chez
les enfants) (…) »
Tuer les enfants, c’est
atteindre l’opinion
publique. Mais s’il
s’agit d’abattre
toute résistance chez
l’ennemi, il convient
de ne pas réveiller
les consciences chez soi.
Dès lors, la propagande
largement diffusée
par les médias, visera
à légitimer
une action militaire présentée
comme juste, amicale, humanitaire
presque… Laurent Gervereau
étudie le rapport que
la guerre entretient avec
l’image. De la Première
Guerre mondiale à la
guerre d’Irak en passant
par la guerre civile espagnole,
son étude débouche
sur une certitude : «
la guerre de l’information
ne cessera pas. » Sur
ce registre, Quasimodo excelle
à montrer comment les
politiques agissent sur les
consciences pour créer
les conditions de la guerre,
du rejet de l’autre,
du sacrifice de soi-même.
Impossible de résumer
le contenu de ses deux numéros
qui pèsent lourd. On
invitera le lecteur à
lire la contribution de Jean-Yves
Le Naour sur la « honte
noire » ; l’étude
de Luc Capdevilla et Danièle
Voldman sur le sort des cadavres
en temps de guerre ; celle
sur les corps disparus de
la dictature argentine par
Martine Lefeuvre-Déotte,
les notions de « corps
d’exception »
proposées par Pierre
Tévanian.
Imposants et roboratifs, ces
deux numéros ne rendent
pas joyeux, mais ils interdisent
qu’on dise plus tard
: « on ne savait pas.
» Leur lecture n’en
est que plus nécessaire.
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