A propos de Quasimodo
Sylvain marcelli, L'interdit
Comment percevons-nous notre propre corps ? Le
corps de l’autre est-il fondamentalement différent
? Ces questions, d’ordre esthétique, ont une
dimension excessivement politique : le corps de l’autre
renvoyé à une étrangeté fondamentale
est souvent prétexte à la discrimination et
au rejet. Or, la perception de cette différence n’est
pas un phénomène aussi naturel qu’on voudrait
le penser. Le bizarre, c’est toujours l’autre,
le normal c’est toujours soi. Et pourtant nous sommes
aussi différents de lui que lui de nous… Donc
bizarre nous le sommes aussi pour l’autre.
La bien nommée revue Quasimodo s’intéresse
depuis octobre 1996 à ces questions. « L’Autre
corporellement différent, écrivent ses promoteurs,
porteur d’une différence anatomique réelle
ou imaginaire, est un Quasimodo potentiel. Il fait affront
au corps légitime et engendre des entreprises visant
à le remettre d’aplomb, à le rendre conforme,
ou encore à le contenir, l’écarter ou
l’éradiquer. Et c’est ainsi que s’exerce
sur les corps un pouvoir invisible ou, pour le dire autrement,
que fonctionne le désir de conformité. »
Dans ses premières livraisons (toujours denses et passionnantes,
à raison d’un numéro par an), Quasimodo
s’est plus particulièrement intéressé
aux représentations et aux pratiques des corps dans
le milieu sportif (distingué pour son « virilisme
»), dans la prison (« corps incarcérés
»), dans un art subversif (« art à contre
corps »). Le dernier numéro, particulièrement
consistant (près de 250 pages), est consacré
aux « fictions de l’étranger ». Il
s’ouvre sur une histoire de la représentation
des corps hutus et tutsis au Rwanda, avant et pendant le génocide.
Il se referme tout aussi judicieusement sur « quelques
remarques à propos de la représentation du corps
chez les personnes atteintes du VIH ».
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A mi-parcours le lecteur aura lu avec jubilation
la dissection du phénomène dit « United
colors of France qui gagne » – ou comment la victoire
de la France à la Coupe du monde de football a permis
de légitimer dans tous les médias, en toute
bonne conscience, une vision raciale de la nation.
En lutte contre la dictature de la normalité,
Quasimodo évite de remplacer une conception figée
des corps et, à travers eux, de la société,
par une autre, en faisant appel à des signatures venues
d’horizon très divers. Portés par des
philosophes, historiens, journalistes, psychologues ou sociologues,
les points de vue, graves, sérieux ou amusés,
apportent chacun leur éclairage sur la problématique
du numéro. Les choix iconographiques, extrêmement
riches, éclairent avec humour les textes : Quasimodo
se lit autant qu’il se voit. La rédaction ajoute
d’ailleurs avec ironie : « Les auteurs ne peuvent
être tenus pour responsables de l’iconographie
qui illustre leurs articles. »
Quasimodo n’a pas besoin de haut patron
pour justifier de son intérêt. Pourtant un nom
s’impose. Michel Foucault est présent, par la
voix d’un texte court publié pour la première
fois par Libération en 1983, dans le numéro
consacré aux corps incarcérés. En réalité,
il irrigue de manière souterraine toutes les livraisons
de Quasimodo : le philosophe se serait probablement reconnu
dans la méthode archéologique de cette revue
ambitieuse et dans sa volonté de questionner l’emprise
du pouvoir sur les corps. |